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LA PLAINE DE LA PEUR
J’ai demandé à voir Chérie et obtenu une audience sur-le-champ. Elle s’attendait à ce que je vitupère contre ses décisions de lancer dans des opérations hasardeuses des troupes qui ne pouvaient se permettre aucune perte. Elle s’attendait à ce que je lui rabâche l’importance qu’il y avait à maintenir les cadres et les forces en présence. Je l’ai surprise en lui épargnant tout cela. Elle se tenait là, prête à essuyer la bourrasque pour en finir au plus vite et se remettre au travail, et je l’ai désappointée.
Au lieu de tempêter, j’ai produit mes lettres d’Aviron que je n’avais jusqu’alors montrées à quiconque. Elle a manifesté de la curiosité. « Lis-les », lui ai-je recommandé par signes.
Ça a pris un moment. Le lieutenant allait et venait, de plus en plus impatient. Sa lecture finie, elle m’a dévisagé. « Alors ? m’a-t-elle demandé par signes.
— Il s’agit d’une partie des documents qui me manquent. Entre autres choses, c’est cette histoire que je m’efforçais de retrouver. Volesprit m’a donné à penser qu’il y a dans ce récit l’arme que nous recherchons.
— Il est incomplet.
— Certes. Mais il donne à réfléchir, non ?
— As-tu quelque idée de l’identité de son auteur ?
— Non. Et pas moyen de le savoir, à moins de se rendre sur place pour découvrir qui est ce type. Ou cette femme. » À vrai dire, j’avais bien quelques idées, mais toutes plus tirées par les cheveux les unes que les autres.
« Ces courriers te sont parvenus à une cadence assez rapide », a fait observer Chérie. Après tout ce temps. » Sa remarque m’a induit à penser qu’elle partageait une de mes suspicions. Surtout le « tout ce temps ».
« Les messagers pensent qu’ils ont été expédiés sur une période plus longue.
— C’est intéressant, mais ça ne nous avance guère. Il nous faut attendre d’en recevoir plus.
— On pourrait quand même essayer de se pencher sur leur signification. La fin de la dernière lettre, là. Je ne vois pas du tout. Il faut que je planche dessus. Ce pourrait être crucial. À moins que ce ne soit destiné à dérouter l’indésirable qui mettrait la main sur ce fragment. »
Elle a saisi le dernier feuillet, l’a examiné. Son visage s’est soudain éclairé.
« C’est le langage des signes, Toubib, m’a-t-elle déclaré par gestes. Des mots, tu vois ? Des mains qui s’expriment en mimant l’alphabet. »
Je suis allé me planter derrière elle. Je voyais, maintenant, et me sentais terriblement bête d’être passé à côté. Une fois le principe élucidé, lire ne posait pas de problème. À condition de connaître ce langage. Le post-scriptum disait :
Ceci est peut-être la dernière communication, Toubib. Une tâche m’attend. Les risques sont grands, mes chances maigres, mais je ne peux reculer. Si tu ne reçois pas l’ultime épisode, qui relate les derniers jours de Bomanz, il te faudra venir le chercher. J’en ai caché une copie dans la maison du mage, comme stipulé dans l’histoire. Une autre se trouve à Aviron. Demande un forgeron nommé Sable.
Souhaite-moi bonne chance. À l’heure qu’il est, tu as sûrement trouvé un repaire sûr. Je ne me permettrais pas de t’en tirer si le sort du monde n’en dépendait pas.
Pas de signature, une fois de plus.
Chérie et moi avons échangé un regard. « Qu’est-ce que tu en penses ? ai-je demandé. Qu’est-ce que je dois faire ?
— Attendre.
— Et si je ne devais plus rien recevoir ?
— Alors aller voir.
— Oui. » Peur. Le monde était ligué contre nous. Depuis le raid de Rouille, les Asservis brûlaient certainement de se venger.
« C’est peut-être le grand espoir, Toubib.
— Les Tumulus, Chérie. À part la Tour elle-même, il n’y a pas de secteur plus dangereux.
— Peut-être vaudrait-il mieux que je t’accompagne.
— Non ! Pas question que tu prennes de risque. En aucun cas. Le mouvement survivra à la perte d’un vieux médecin usé, à bout. Pas à celle de la Rose Blanche. »
Elle m’a serré dans ses bras, s’est reculée et m’a déclaré par signes : « Je ne suis pas la Rose Blanche, Toubib. Elle est morte il y a quatre siècles. Je suis Chérie.
— Nos ennemis t’appellent la Rose Blanche. Nos alliés aussi. Ce nom représente beaucoup. » J’ai désigné les lettres. « Il ne s’agit que de cela. D’un nom. Il te faut endosser le rôle qu’on t’attribue.
— Je suis Chérie, a-t-elle insisté.
— Pour moi, peut-être. Pour Silence. Quelques autres. Mais aux yeux du monde tu es la Rose Blanche, l’espoir, le salut. » Alors l’idée m’a frappé qu’un nom n’avait jamais été évoqué. Celui que Chérie portait avant de devenir pupille de la Compagnie. Elle avait toujours été Chérie parce qu’ainsi l’avait baptisée Corbeau. Avait-il su son véritable nom ? Si c’était le cas, cela ne revêtait plus aucune importance. Elle n’avait rien à craindre. Elle était la dernière personne vivante à le connaître, si tant est qu’elle s’en souvenait. Le village saccagé par les troupes du Boiteux où nous l’avions recueillie n’était pas de ceux où l’on tenait des registres.
« Va, m’a-t-elle enjoint par signes. Réfléchis. Aie confiance. Quelque part, bientôt, tu verras poindre une lueur. »